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    Karine Bonneval
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Karine Bonneval

De l’objet au sujet et inversement

L’automobile depuis son apparition n’a pas cessé de façonner notre environnement et nos modes de vie. Elle a imprimé sa marque sur le paysage, et s’est annexée l’espace urbain. Les loisirs, la façon de se déplacer et le sentiment de liberté qui y est associé, la gestion du temps et la mode sont quelques uns des nombreux domaines et notions qui ont été bouleversés par cette invention. Rien de très étonnant donc que plusieurs artistes se soient saisis de ce formidable objet dans leur création.

D’abord simple utilisatrice comme bon nombre de nos concitoyens, l’artiste Karine Bonneval a fait de l’objet « automobile » un de ses sujets de réflexion.
C’est lors d’un séjour à Los Angeles, ville dédiée au culte automobile, que la mutation se produit. Plus qu’un moyen de transport, la voiture est considérée comme un mode de vie à part entière, un second habitat dans lequel on passe le plus clair de son temps, un objet social relationnel, un signe d’appartenance dont les effets apparaissent de façon bien plus accentuée qu’en Europe. La voiture est reine, et sa suprématie est telle qu’elle se révèle être parfois le seul recours possible : certains endroits n’étant accessibles que par ce mode de transport, les accès pour les piétons sont bien souvent bannis des programmes d’urbanisme.
Invitée à participer à une manifestation qui pose justement la question de la place prépondérante de cet objet, Karine Bonneval inaugure donc la « Hood Gallery » en concevant une œuvre pour le capot d’une Camaro blanche, à la fois support et lieu physique de l’exposition. Les œuvres présentées restent encore très liées aux travaux antérieurs de l’artiste, mais le geste artistique sera le déclencheur d’une nouvelle série de travaux dédiés exclusivement à l’automobile.

Ainsi naissent les premiers tableaux de bord de Ford Mustang. Réalisés en feutre et soies de porc, ils se présentent comme de petits êtres hybrides, étrange croisement entre l’animal et la machine. Lointains cousins des sculptures molles de Claes Oldenburg, ces objets flirtent avec l’esthétique Pop, et s’en éloignent simultanément grâce à leur aspect organique. Les lignes agressives et masculines de la voiture d’origine sont ici gommées par les contours aléatoires des matières. Il est question de peau, d’écailles et de poils, beaucoup moins rassurants et impersonnels qu’une surface lisse de carrosserie, ou qu’un tableau de bord en plastique.
D’autres sculptures verront également le jour, comme les « dés cœurs » ou les « dés dents », série d’objets appartenant essentiellement à l’univers automobile. Suspendus au rétroviseur intérieur, ils sont les fétiches manifestes d’un culte dédié à l’automobile. Karine Bonneval les détourne en les tatouant d’images représentant des parties du corps. Des yeux, des dents, des pieds, des fragments d’organes semblent être de possibles ex-voto, célébrant quelques vœux ou remparts à de possibles accidents.

Mais Karine Bonneval dans cette série de travaux ne s’intéresse pas seulement au détournement. Comme dans l’ensemble de sa démarche, elle décortique également nos comportements, et ses modifications en présence de situations variées.
L’automobile, et c’est une évidence de le dire, génère des comportements bien spécifiques, qui n’ont parfois rien à voir avec ceux que l’on peut avoir dans un contexte social extérieur. Si l’on peut dire que l’homme (ou la femme, ne soyons pas sexiste) au volant retrouve parfois son instinct animal, il est intéressant d’étudier ces répercussions sur le langage par exemple.
Dans l’œuvre intitulée « Pare-soleil », l’artiste réalise une pièce de tissu brodée d’insultes. Les « connards », « enfoiré » et autres « pétasse » constituent donc ce que l’on pourrait qualifier de parfait petit glossaire à l’usage de l’automobiliste. Les lettres ont beau revêtir de parfaits atours faits de paillettes et fils colorés, ils ne demeurent pas moins le constat d’une réalité peu glorieuse.
Un tel état de chose amène l’artiste à se poser la juste question de la maîtrise. Ne serait-ce pas en fin de compte la voiture qui prendrait le contrôle de nos actes et non l’inverse ? Cette promiscuité quasi permanente de l’être humain avec l’objet de son désir ne favoriserait-elle pas l’apparition d’un corps commun ?
On bascule alors dans un univers proche de celui de la science-fiction. Fauteuil (cf. « Vision tentaculaire »), appuie-tête troquent leur statut d’objets inanimés pour celui de mutants mi-humain et mi-animal. La couleur chair et la texture douce des matières se marient avec le foisonnement chaotique des formes. Tentacules et excroissances ont pour fonction de se greffer sur un corps afin de ne faire plus qu’un. Les dessins de moteurs bardés de tuyaux ressemblent d’ailleurs à de curieux cerveaux mécaniques.
Ces œuvres cristallisent ainsi l’étrange pouvoir de fascination et de répulsion qu’incarne l’automobile. Elle offre un sentiment de puissance, qui sans arrêt incite à aller plus loin jusqu’à l’abandon de la maîtrise et à la perte de contrôle.
On pense évidemment à David Cronenberg et à « Existenz », film dans lequel des consoles de jeu se branchaient directement sur les corps de leurs utilisateurs. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce même réalisateur se soit également intéressé à l’automobile et aux rapports ambigus et morbides que les conducteurs entretiennent avec cet objet. La voiture devient alors le catalyseur des émotions les plus violentes. Amour, sexe, souffrance et mort composent un cocktail explosif. Dans sa vidéo, « Conduite automatique », Karine Bonneval met en scène un étrange ballet automobile, où l’on découvre une créature dont les avant-bras semblent directement reliés au volant. Comme dans la plupart de ses travaux, l’artiste offre aux spectateurs, par le biais de la fiction, la vision d’une possible utilisation de ses sculptures. Le film ne constitue pas, néanmoins, un mode d’emploi ou une illustration, il apparaît plutôt comme la matérialisation d’un rêve éveillé, une promenade fantasmée.

Soumettre la machine ou s’y soumettre, tel est le choix proposé. Si les œuvres de Karine Bonneval nous invitent à nous laisser conduire, c’est aussi pour éprouver pleinement la sensation de faire corps avec la machine en lui déléguant la maîtrise fonctionnelle pour se consacrer uniquement au seul ressentir. D’acteur, l’automobiliste devient un passager privilégié, connecté et confiant. Dans son cocon vitré, il s’affranchit du monde extérieur et se coupe du réel.


Fabienne Fulchéri



1 programme d’expositions à l’initiative de Per Hüttner, Los Angeles 2002


Texte pour la revue la voix du regard (parution 2007)