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Benjamin Hochart

La méthode dodécaphonique
Entretien avec Benjamin Hochart
par Joana Neves
Publié dans Roven n°3, revue critique sur le dessin contemporain, Paris, mars 2010

Joana Neves : Les Dodécaphonies sont des dessins qui marquent un tournant dans ta pratique et la traversent, en quelque sorte, jusqu’aux Noise Drawings (2009, série en cours). Quand as-tu fait les premiers ?

Benjamin Hochart : C’était en 2007. J’ai retrouvé de vieilles boîtes de crayons, de stylos de toutes sortes que je gardais depuis très longtemps. J’ai réalisé des traits, des aplats, plein de petites formes sur une feuille pour tous les essayer. J’ai alors mis au point cette méthode : j’installe sur un plateau une sélection d’outils de dessins (stylos, crayons, feutres, markers, encres, etc.) en un certain ordre. Le dessin part d’un point de la feuille et grandit depuis ce point. Aucun des stylos ou crayons ne peut être utilisé à nouveau pour dessiner, tant que tous les autres ne l’ont pas été aussi une fois, dans l’ordre. Aussi, je dessine toujours debout, ma feuille posée sur une table autour de laquelle je peux tourner. Cette attitude me permet de circuler dans le dessin comme dans un espace, un labyrinthe ou un paysage. Mes dessins peuvent d’ailleurs être regardés comme des cartes mentales.

J. N. : Il s’agit là d’un système un peu différent du doodling, le type de dessin que l’on fait pendant une conversation téléphonique, avec des motifs à répétition. Il est en deçà de toute forme, faisant presque penser aux cahiers laissés dans les papeteries où les clients testent les crayons, les feutres…

B. H. : En effet, je ne cherche pas à raconter. J’ai commencé à utiliser cette méthode de travail car elle me permettait de mettre en forme un contexte pour le dessin, de représenter le moment du dessin plutôt qu’une réalité absente. J’ai toujours été intéressé par les formes de ressassement qui à la fin peuvent tout et rien dire. Je suis intrigué par l’attitude de quelqu’un qui bégaye, par exemple, par ce rapport à la parole. Dans les bandes dessinées, je cherchais les onomatopées, ce qui vient avant qu’on ne parle.

J. N. : Lors d’une conversation préalable, tu as fait référence à une expérience bien précise lorsque tu étais encore enfant et que les Dodécaphonies t’auraient rappelée.

B. H. : Lorsque j’étais à l’école maternelle à Villeneuve d’Ascq, j’ai fait une première visite au Musée d’art moderne où se trouve la plus grande collection européenne d’art brut. Dans l’atelier qui a suivi, on nous a incité à expérimenter avec les matériaux et à faire « à la manière » des artistes qu’on venait de découvrir. J’ai fait le rapport avec l’art brut en ayant fini la première Dodécaphonie. En réalité, j’ai découvert l’art avec ces artistes, même si c’est quelque chose que j’ai longtemps mis de côté.

J. N. : Y a-t-il un état particulier dans lequel il te faut être pour réaliser les Dodécaphonies, ou qui en découle ?

B. H. : Cet état serait de l’ordre de l’hypnose, une impression de sortir de soi-même. La pratique du dessin me procure d’ailleurs généralement cette sensation. Je dessine des motifs assez automatiques et j’ai toujours cette absence à moi-même. Il y a quelque chose de pulsionnel, proche de la jouissance, – ce qui se rapproche d’une lecture analytique de l’acte de « faire ».

J. N. : Avec les Dodécaphonies, tu acquiers une certaine maîtrise et tu sembles développer un langage. Les plus récentes paraissent moins pulsionnelles et plus contrôlées.

B. H. : Les Dodécaphonies font référence à la musique (1). À force de taper sur un tambour, comme le font les gamins, on finit par savoir en jouer, par saisir le sens du rythme. Lorsque Arnold Schönberg fit remarquer à John Cage qu’il n’avait pas le sens de l’harmonie, celui-ci répondit : « Alors je vais consacrer ma vie à me taper la tête contre les murs ». Je crois que c’est également Cage qui a déclaré que le seul problème du son est la musique. Le problème avec le dessin c’est qu’au bout d’un moment, tu sais dessiner. Le seul problème avec la parole c’est que tu finis par savoir parler. Il n’y a personne – sauf dans des cas cliniques comme l’autisme – qui ne finisse par parler. Pourquoi sortirais-je de ce régime-là ? Au bout d’un moment, la répétition crée un langage.

J. N. : Au fil de cette pratique, tu as assigné à chaque matériau un geste précis, comme un répertoire. Certaines œuvres sont d’ailleurs des listes de gestes liés aux outils correspondants.

B. H. : Ces œuvres ont pour titre Répertoire. En décidant d’un ordre pour mes outils de dessins et en suivant cet ordre, je détermine une structure qui agit comme une partition. Le répertoire que je constitue pour un dessin ou une série est un glossaire chromatique, comme les sons pourraient l’être pour la musique. C’est ma partition. Le dessin que je fais apparaître de cette gamme en est déjà une interprétation, au sens d’une interprétation musicale.
C’est une des raisons pour lesquelles je travaille exclusivement par série. J’interprète de différentes manières et plusieurs fois par variation, chaque schéma de couleurs ou de formes comprises dans le répertoire.

J. N. : Quel est l’aboutissement de cet apprentissage ?

B. H. : Il y a les trois premières Dodécaphonies (2007) qui s’appellent ainsi. Viennent ensuite d’autres séries avec du calque collé sur carton, les Dodécaphonies NB (2008-2009). Je commence à laisser du vide dans la feuille, le paysage apparaît, tandis que les dessins initiaux étaient là comme cartes. D’autres encore s’intitulent Study for a Wall Drawing (2009). Dodécaphonie n’est plus le titre, c’est le dessin qui est dodécaphonique. D’une manière générale, j’assume alors un langage et des signes récurrents et je comprends mon intérêt pour des formes qui me semblaient éloignées de mes préoccupations, comme les codex méso-américains ou les estampes Ukiyo-e.

J. N. : Dans les Exercices du silence (2008-2009) en revanche, tu découvres un procédé mécanique du dessin très loin de la virtuosité du trait. Peux-tu en parler ?

B. H. : Je peux parler de la façon dont c’est arrivé, ce qui est toujours un aspect important dans mon travail ; c’est ce qui décide de l’œuvre. Le livre m’intéresse en tant que forme, j’en ai fait plusieurs, ainsi que des affiches. Suite à un appel à candidature lancé par une galerie pour représenter la matière du livre, du texte, etc., j’ai eu envie de réfléchir à la question. J’ai alors décidé de prendre le livre dans sa matérialité, comme si l’encre coulait des pages, et j’ai fabriqué des petits volumes, des regroupements de livres attachés avec une corde puis trempés dans de l’encre de chine que j’ai ensuite tapé sur les murs. J’ai ainsi obtenu une trace des livres hors du texte. À nouveau, je repars ici de quelque chose qui n’est pas encore dans le langage.

J. N. : Tu tapisses les murs de ses empreintes mais, tu peux aussi en remplir des feuilles. C’est un rapport à l’espace très différent. Je vois, d’ailleurs, une relation entre ces Exercices du silence et Les Lectures aveugles (2009).

B. H. : Là, contrairement à ma méthode dodécaphonique, il n’y a qu’un seul ton. Les Lectures aveugles sont faites uniquement avec du graphite et les Exercices du silence avec de l’encre. Tout a la même texture, la même définition. Les Lectures aveugles suivent aussi une méthode, il y a des études sur papier et un dessin mural. Pour les réaliser, je me bande les yeux et je trempe mes doigts dans la poudre de graphite, puis je tente de lire le papier ou le mur. Ce sont les gestes de cette lecture qui restent comme traces inscrites. Dans ces dessins, il y a l’idée de chercher un détail et de l’agrandir. C’est également le prolongement d’une pièce éphémère qui s’appelle Untitled (Lines) (2009), réalisée dans une exposition à Singapour puis à Montrouge, où je peins une fenêtre en blanc et sur laquelle je trace des lignes. Elles sont à la fois des traces de cartes mentales – certaines sont faites à l’aveugle –, et des traces du mouvement du corps puisque je me place perpendiculairement à la vitre et que je trace avec le stylo sur l’épaule ou sur la tête, par exemple. Là aussi, je casse le rapport entre l’œil et la main.

J. N. : Nous, spectateurs, voyons le résultat des Lectures aveugles – le dessin –, mais quel est ton rapport au processus, qui est tactile puisque tu as les yeux bandés ?

B. H. : C’est une façon de plonger dans le dessin et comme pour les Dodécaphonies d’en être en même temps absent. Il y a quelque chose comme ça aussi dans Untitled (Lines). C’est un détail alors qu’en même temps c’est visuellement dominant. Il y a un espace de projection qui agrandit et peut contenir le corps. Quand j’ai dessiné Untitled (Lines) à Singapour, je considérais cette pièce comme un détail agrandi et devenu immense issu des Study for a Wall Drawing, que je présentais sur le mur lui faisant face.

J. N. : En réalité tu ne te vois pas du tout comme un artiste expérimental. Tu utilises, au contraire, le lieu d’exposition pour agrandir le dessin.

B. H. : L’espace m’indique une manière de travailler. Sans les parois de verre, je n’aurais pas fait Untitled (Lines). En même temps, je n’aurais aucun scrupule à le faire ailleurs, c’est là que le dessin se détache du lieu. Dans mon travail, je ne parle pas d’architecture. Il s’agit à la fois de ne pas oublier où le dessin se présente – comme lorsque je fais un très long trait sur un grand mur –, et de ne pas le limiter non plus au lieu lui-même. L’inscription du dessin dans le lieu d’exposition me permet de repousser les limites de l’œuvre, de provoquer de nouvelles perspectives.  

J. N. : Abordons ton travail par son aspect esthétique. Tu parles de répertoires de gestes et du kitsch qui en découle parfois, puisqu’il n’y a pas de choix ni dans les matériaux, ni presque dans le geste.

B. H. : Il y a tout de même un choix au préalable. Pour en revenir à la méthode dodécaphonique, je choisis une gamme d’outils et une gamme de couleurs. Ensuite c’est leur ordre d’utilisation qui n’est choisi qu’une seule fois, avant le dessin. Une fois que le travail est terminé, il y a quand même une forme qui reste, que je décide. Je ne veux pas non plus regarder le processus et oublier la forme. Si je dis qu’il n’y a pas de composition, c’est qu’au moment de la réalisation, je n’y pense pas. Lorsque je termine ce processus-là, il y a parfois un deuxième geste qui est complètement hétérogène par rapport à celui de dessiner : c’est par exemple l’aplat de sérigraphie (2) ou le trait de peinture en spray (3). Il en va de même pour l’encadrement.

J. N. : Dans tes dessins, et je pense à ta dernière exposition La Perspective cavalière – Im Blick der Herrenreiter à Stuttgart, il y a des superpositions de couleurs étonnantes et assez difficiles à regarder du point de vue d’une harmonie de forme et de couleur. Tu m’as expliqué que la couleur des traits que tu réalises à la bombe est parfois choisie en fonction de son nom. Il y a un choix esthétique en dehors du dessin, et qui pourtant le guide.

B. H. : « Produire un monde minutieux et immense », cette phrase n’est pas de moi, mais pourrait qualifier ce que je cherche à faire. J. Emil Sennewald évoque le caractère « idiosyncratique » de mes pièces dans le texte paru dans le livre de dessin publié à l’occasion de cette exposition. Je ne parle jamais ni d’abstraction, ni de figuration. Je cherche quelque chose d’en-deçà, quelque chose d’aussi abstrait que figuratif, c’est comme le vol des oiseaux dans Lautréamont, il faut que ça tourne en permanence. Le régime est sans fin, comme la spirale ou la ligne. Ce monde minutieux et immense, ne peut pas se limiter aux choses que j’aime. J’ai même envie de choisir ce que je n’ai pas envie de choisir.

 



 

1 La musique dodécaphonique, mise au point par Arnold Schönberg (1874-1951), obéi à un système de composition basé sur les douze sons de la gamme chromatique, et non pas sur l’ordre tonal. Dans la série dodécaphonique, chacun des douze sons doit être entendu,
dans une succession où aucun ne doit être répété (NdlÉ)
2 Les bandes noires des Study for a Wall Drawing (NdlA).
3 Le trait noir des dessins Cavalier #1 et Cavalier #2 (NdlA).