Gérard Deschamps
Le plus Nouveau des Réalistes
Jean- Marc Huitorel
Gérard Deschamps revient au Grand Palais avec les Nouveaux Réalistes. Il s’y trouvait déjà, un an plus tôt, à l’occasion de la Force de l’Art, un ensemble de regards sur la création actuelle en France, dans la partie conçue par Dominique Marchès, avec deux immenses vitrines remplies de Pneumostructures, sortes de tableaux flashy constitués d’accessoires de plage, tous gonflables et plutôt gonflés. Puis, sur les murs, deux autres Pneumostructures, autonomes celles-là. Jeff Koons (entendit-on) ? Non, un artiste français de près de soixante-dix ans, plus « nouveaux réaliste » et jeune que jamais ! Jeff Koons, depuis qu’il a emprunté à Duchamp, en connaissance de cause ou non (plus vraisemblablement non), l’idée d’enfermer des objets du quotidien dans des boîtes en Plexiglas, est passé à des choses plus sérieuses, des sculptures objets, impeccablement réalisées et très solides : pour l’éternité et pour le marché. Deschamps, c’est, pour reprendre un joli mot du même Marchès, « l’air de Paris dans des ballons de pacotille ».
Gérard Deschamps est né en 1937 à Lyon, père industriel qui s’est installé avec sa famille en 1944 dans le 16e arrondissement de Paris. C’est là, que dans la galerie de Colette Allendy, qu’il rencontre Raymond Hains et avec lui tout ce qui fonder son œuvre et sa vie. Le jeune homme peint au lieu de bûcher son bac, préférant discuter avec Hains, Klein et les autres. Dès 1955, à dix-huit ans, il expose des peintures abstraites chez Paul Fachetti puis, l’année suivante, des collages et des plissages à la galerie du Haut Pavé (où Arman avait montré en 1955). En 1957, il succède à Hains et à Klein chez Collette Allendy. Dès le départ, Gérard Deschamps est un peintre, et le restera, avec ou (puis) sans pinceaux. Peintre matérialiste de surcroît (au sans littéral du terme, et aujourd’hui plus encore) qui, à la peinture, associe très rapidement des matériaux du quotidien : chiffons, dentelles, brosses à ongles… D’emblée, il a saisi ce que Hains et Villeglé ont inventé dès 1947-1949 : l’art, c’est plutôt ce qu’on ravit au monde que ce que, depuis des siècles, on s’acharne à lui ajouter. Certes, il ne s’agit pas, comme dans le cas du ready-made de Duchamp, de décréter que tel objet est de l’art par simple désignation et déplacement. Non, c’est la sagacité du regard et le sens des situations qu’il faut à présent mobiliser afin de découvrir cet art qui gît alentour, ici dans un bout de fil de fer, là dans ces affiches, anonymement lacérées et qui viennent défier toutes les contorsions expressionnistes dont les galeries regorgeaient. Plutôt que de rendre la beauté du monde, eh bien on va la prendre. C’est ce à quoi s’applique Gérard Deschamps depuis un demi-siècle : avec une constance et une inventivité jamais prises en défaut.
De la « peinture sauvage »
L’année 1957, qui fut celle du vrai décollage (aurait dit Hains), fut aussi celle des ailes coupées par la mobilisation en Algérie. Quand, en 1960, au bout de vingt-huit mois de rigueur, il rentre à Paris, huit artistes (Klein, Raysse, Spoerri, Tinguely, Hains, Villeglé, Dufrêne, Arman) signent sous la houlette de Pierre Restany, un vague document que ce dernier nommera Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme et qui, sous l’expression passe-partout Nouveau Réalisme = nouvelles perceptives du réel, prétendait fédérer des gens, qui, pour certains, se connaissaient à peine. Ce 27 octobre, Deschamps, comme d’autres, en est (nouveau réaliste) mais n’y est pas (chez Yves Klein), quand bien même il fera ensuite partie de la plupart des expositions organisées sous cette appellation. Gérard Deschamps n’a pas de mots assez durs pour qualifier et Restany et son rôle dans ce qu’il continue de considérer comme la grande escroquerie artistique du 20e siècle. Ce qu’il lui reproche ? Principalement de s’être approprié le Nouveau Réalisme (qui ne l’avait pas attendu pour exister) puis de l’avoir bradé en le circonscrivant dans ces trois années qu’il avait unilatéralement décidé être celles de son existence. Il lui dénie par ailleurs tout rôle théorique véritable (il était le critique attitré de Klein, autre piqueur d’idées, dit-il). « Le théoricien du Nouveau Réalisme, c’est Raymond Hains ». Il insiste également sur le fait que les « soit-disant manifestes » que Restany a publié sont en réalité à considérer plutôt comme des préfaces, celle le concernant (Deschamps et le rose de la vie, 1962) lui ayant été dictée par Raymond Hains. Il faudra bien un jour accorder la place qu’il convient à la position de Gérard Deschamps si l’on veut, recul pris, se faire une image plus complète et plus juste de l’art de la seconde moitié du siècle passé. Reconnaissons toutefois à Michel Nuridsany le mérite d’avoir été le premier à oser se départir de la prudence frileuse que beaucoup continuent d’observer à ce sujet.
Quand au début des années 1960, Deschamps utilise les chiffons, les corsets et autres sous-vêtements féminins, les tissus japonais et même les premiers plastiques, ce n’est pas par simple souci d’accumulation (à la Arman), mais bien parce qu’il cherche au cœur même du réel cette peinture toute faite, ou ces éléments de peinture qui ne sortent pas des tubes (« de la peinture sauvage »). C’est alors, pourrait-on dire, une touche très serrée, tantôt pastel, tantôt chatoyante, qu’il amplifiera plus tard avec des panoplies et les pneumostructures. L’accumulation a également pour fonction de réduire les décisions de l’artiste, ses interventions autoritaires (« Les Nouveaux Réalistes sont des contemplatifs. On regarde ce qui se passe et c’est tout. On est plutôt des philosophes ou des conservateurs. »). Dans cette manière nouvelle de faire de la peinture, il se distingue de Villeglé, qui a toujours insisté sur la rupture avec la peinture abstraite. Deschamps, lui, y voit plutôt comme une continuité. Il faut alors se méfier de l’aspect spontané et instinctif de son travail. Au contraire, il a toujours inscrit dans un contexte historique, dans son actualité également, comme en témoigne cet étonnant Trois Lichtenstein = un Deschamps (1965), constitué de tissus japonais trouvé tels quels, clin d’œil (ou pied de nez) au pop art et vigoureux positionnement de son propre travail. Sa recherche de peintures sauvages produit aussi des ensembles moins aimables comme les plaques blindées percées de balles, les tôles irisées, les bâches de signalisation, mais aussi les décorations, tous motifs issus, et ce n’est pas indifférent, d’un environnement militaire qui l’a profondément marqué. Les bâches, par exemple, annoncent dès 1961, certaines œuvres de l’arte povera ( Alighiera Boetti, Mimetico, 1966). Quant aux décorations (sujet que reprendra différemment plus tard Tania Mouraud), s’il les a agrandies et véritablement sculptées (une exception chez lui), c’est pour mieux interroger la peinture comme objet, comme sujet (une forme de peinture d’histoire…), mais aussi, littéralement, sa fonction de… décoration.
À partir de 1970, Gérard Deschamps s’installe à la Châtre, dans le Berry, où il vit toujours. Ce retirement volontaire correspond à une relative discrétion quant à la visibilité de son œuvre. Il pêche à la mouche et travaille à la conception de nouvelles canes, accumulant les dessins d’une œuvre cryptale qu’un jour on exhumera peut-être. Il faudra attendre la fin des années 1970 pour qu’on lui organise une exposition personnelle et 1988 pour le revoir régulièrement à Paris (galerie Gilles Peyroulet puis galerie Martine et Thibault de la Châtre qui le représente aujourd’hui). L’ampleur et l’actualité de son œuvre sont enfin reconnues par une exposition à la Fondation Cartier en 1998 ainsi que par une rétrospective, en 2004, aux musées d’Issoudun de Dôle.
Aux tissus japonais des années 1960, version chatoyante des peintures trouvées, va répondre, à partir des années 1980, un ensemble à la fois très homogène et très hétéroclite qui constitue le cœur de son travail présent. Il s’agit toujours pour lui de puiser dans cette nature moderne, qui est le terreau fertile du Nouveau Réalisme, objets et motifs que répand une industrie mondialisée orientée vers la production de masse. Ce seront les Panoplies, compositions de chiffons aux couleurs vives et de divers objets trouvés qu’il fixe dans des boîtes en Plexi. Les assemblages de ballons ou de skateboards, avec les voiles à planches, constituent, à l’intérieur de cet ensemble, des séries plus spécifiques et ouvertes, les premiers entassés de manière aléatoire dans les filets rigides, les seconds, organisés dans des boîtes. L’une des pièces avec skates s’intitule Debord Druon, pour la raison que l’artiste a ajouté au bel arrangement de ces objets un ouvrage de chacun des auteurs, manifestant là un sens aigu de la dialectique sarcastique ! Elles appartiennent à une sorte de sous-ensemble qu’il a malicieusement baptisé Reading Made ( «C’est pour me foutre des gens qui disent que c’est du dadaïsme »). Cette série contient, me semble-t-il, des peintures parmi les plus convaincantes de notre époque, qui en produit pourtant jusqu’à plus soif. Ainsi, et sans rien renier de la plus stricte orthodoxie Nouveau Réaliste, l’œuvre de Deschamps vient naturellement dialoguer avec de nombreux jeunes artistes, à commencer par Bruno Peinado dans son identique intérêt pour le skate comme design social. Les agrandissements de barrettes de décoration et, plus encore, une pièce comme Ultra Record, 1965, scie à métaux en contre plaqué de 210 cm de long…mais trouvée, préfigurent aussi les recherches d’un Lilian Bourgeat, mais également les objets à peine séparé du réel d’un Guillaume Poulain. Sans parler de Surasi Kusolwong, mettant à disposition des passants une multitude d’objets en plastiques importés de sa Thaïlande natale. Avec les Pneumostructures (accessoires de plage, de loisirs et de jeux qu’il se procure ans les grandes surfaces et qu’il présente seuls ou articulés, et dont le premier exemple, mais dégonflé, se trouve être une pièce de… 1964, le Canot de Survie). Gérard Deschamps franchit une étape supplémentaire dans le retrait de l’artiste. Ces objets, d’une espérance de vie réduite, fonctionnent comme de parfaites métonymies de notre paysage réifié. Ils sont les signes fragiles d’un temps fragile, sa volatile archéologie. Et il faut le courage et l’humour de celui qui, plus que quiconque, a sur résister aux petits arrangements du monde de l’art, pour témoigner de cela : au risque revendiqué de la disparition de l’œuvre, certes, mais aussi de l’artiste même qui l’a extraite de notre infernal, continuum visuel. En cela Deschamps est et demeure Nouveau Réaliste, Affichiste à sa manière ; mieux, il s’impose tout simplement comme l’un des artistes les plus conséquents de notre époque.
Notes :
1- Toutes les citations de Gérard Deschamps proviennent d’entretiens avec l’auteur.
2- Gérard Deschamps avait parfaitement exposé sa position dans une lettre ouverte à Jacques Chirac, alors maire de Paris, à l’occasion de l’exposition que le musée d’art moderne de cette ville allait consacrer aux Nouveaux Réalistes en 1984.
3- Michel Nuridsany, Gérard Deschamps fraîcheur de vivre, in catalogue Gérard Deschamps, Rétrospective 1956-2003, Musée de l’hospice Saint-Roch, Issoudun et Musée des Beaux-Arts de Dôle, 2003-2004.
4- Dans l’exposition Transfert, organisée par Marc-Olivier Wahler à Bienne en 2000. On l’a revu en 2004 dans une exposition personnelle au Palais de Tokyo.